Dunkerque – La Plate-Forme – Février 2021
«Mes yeux sont mouillés. Que dois-je faire de mes yeux ? Regarder quoi ?»
Quelque part au Nord de l’Italie (Ravenne), 1964.
Des paysages aux architectures titanesques, une brume évanescente créée par les fumées d’usines ; une femme, Guiliana, errant dans ces images dénuées de vie, ce décor aride, et s’interrogeant sur le monde. Ce brouillard artificiel lui emplit les yeux et l’empêche de percevoir le monde qui l’entoure. Antonioni dans Il Deserto RossoPremier film réalisé en couleur par Michelangelo Antonioni, Il deserto rosso (1964) suit au travers d’un récit fragmentaire, brouillant les frontières temporelles par des ellipses et une structure narrative en boucle (la fin étant peut-être le début et inversement), les états d’âme de Guiliana interprétée par Monica Vitti. filme et sublime une certaine perte de repère, un désarroi face au monde contemporain, dans un flou romantique à travers les états d’âme de son personnage principal.
Presque 60 ans, plus tard, quelque part aux abords de Dunkerque.
Nous sommes loin de Ravenne et si proche, pourtant.
L’exposition « Edifice Désert » d’Emma Charrin nous pose peut-être cette même question :
Que faire de nos yeux ? Que regarder ?
Car il s’agit bien ici de, non pas voir, mais regarder ; en étant invité à s’engouffrer dans les entrailles même de la ville. Comme emporté par des forces telluriques, le visiteur est plongé dans un récit faisant écho à l’expérience que l’artiste a vécue dans son propre temps d’immersion sur ce territoire, au départ étranger.
Il faut ici l’imaginer hors-champ, se perdant (elle aussi) dans ces édifications si cinématographiques – pourtant
inaccessibles – , dans cette ville à l’héritage lourd de sens, à la reconstruction monumentale ; se donnant « corps et âme » dans une forme d’errance.
Le corps – l’être – est confronté à un réel omniprésent, cherchant à sublimer ces décors dans une fiction où l’expérience poétique donne à voir les méandres de nos existences contemporaines.
Composant avec cette matière brute comme autant de fragments de paysage, l’artiste nous plonge par les contrastes du soleil et de la nuit sur les éléments terrestres, dans une forme d’éblouissement, où les matières premières rayonnent de par l’incandescence des faisceaux et feux d’usines, des astres surplombant la ville.
Les « architectures » deviennent ici des signes révélant les indices d’une quête oscillant entre le banal et l’extraordinaire. Une déambulation dans ces « déserts » en marge qui se transforment en « lieux du crime »Cette notion de “lieu du crime” évoque la manière dont Walter Benjamin parlait des photographies des rues vides de Paris d’Atget en 1900 : « Le lieu du crime est désert. On le photographie pour y révéler des indices. Dans le procès de l’histoire, les photographies d’Atget prennent la valeur de pièces à conviction. (…) Elles ne se prêtent plus à un regard détaché. Elles inquiètent celui qui les contemple : il sent que pour les pénétrer, il lui faut certains chemins. »
In L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1936) in Ecrits français, Walter Benjamin, Edit. Gallimard, 1991, 2000, p. 150 – entre chien et loup – à la recherche des dernières traces de vie végétale poussant sur ce qui semble quelque fois être un sol lunaire.
Un nouvel ailleurs émerge de ces paysages.
Les chemins traversés empruntent des dédales entre les épaisseurs de la Terre, ici retournée, excavée, transportée vers d’autres horizons qui paraissent comme autant de promesses non tenues.
La terre est mise à nue – mise à mal – montrée comme matière brute, s’envolant au rythme du souffle du vent du Nord, l’AquilonDans la mythologie romaine, Aquilon (Aquilo en latin), fils d’Éole et Aurore, est le dieu des vents septentrionaux (nord), froids et violents.
Littér. et poét. (LITTRÉ) : Vent du nord, et plus généralement tout vent violent, froid et orageux.
La violence des aquilons, l’orageux aquilon. , se brisant contre les digues.
Cette transformation perpétuelle, nous évoque l’emprise inexorable de la temporalité sur nos milieux. En toile de fond de cette odyssée, résonne l’entropie chère à R. SmithsonLire à ce sujet : Robert Smithson, « The Monuments of Paissac : has. Paissac replaced Rome as The Eternal City? »,. Artforum, New York, Décembre, 1967, dont nous pouvons ici inscrire ces quelques mots :
« L’esprit humain et la terre sont constamment en voie d’érosion ; des rivières mentales emportent des berges abstraites, les ondes du cerveau ébranlent des falaises de pensée ; les idées se déli-tent en blocs d’ignorance et les cristallisations conceptuelles éclatent en dépôt de raison grave-leuse »
Robert Smithson, « A Sedimentation of the Mind : Earth Projects », Artforum, sept.68, p.44
La question de l’usure du temps et de la terre est ici incarnée par les bribes de l’existant capturées par l’artiste.
Des photographiesÉdifice Désert, série de 9 photographies, 2020 où l’on s’interroge sur l’altération des paysages : vestiges de constructions ou érosion naturelle des éléments ?
Le temps se délite, s’effrite, comme la roche qui se sédimente pour retourner à la mer, pour se métamorphoser ici en gravuresPlaqué Nuit, photogravures, 2020, afin d’inscrire une trace éternelle dans la matière et nos consciences.
Extirper le paysage comme le ferait une machine pour retrouver l’essence même de celui-ci, tel est peut-être le geste désiré par l’artiste.
Se confronter aux éléments et les transformer, altérer, remodeler pour créer une nouvelle histoire, à mi-chemin entre ce qui est et ce qui pourrait advenir.
Laisser le temps en suspens.
Et puis peu à peu, l’image fixe se mue en image mouvante.
Deux écrans se font face, le spectateur immergé en leur centre.
Le jour et la nuit se mêlent ici dans une incantation visuelle où le son en boucle propulse dans une expérience hypnotique.
Le regard s’évade dans cette esthétique et nous absorbe par les images qui défilent, par le rythme incessant des sons des machines et du vent, par les remous de la mer.
Le jeu de décalage des séquences sonores et visuellesSous l’Aquilon rouge, Emma Charrin, installation vidéo sonore, 39’40’’, 2020
Structure narrative formée de 2 boucles aux temporalités différentes. 9’55’’ pour l’une et 9’32’’ pour l’autre. Elles glissent l’une sur l’autre, le temps de 4 boucles musicales. La plus courte reprend plus tôt, un décalage de 23s s’opère, générant un montage alternatif visuel et sonore. Une vidéo sur chaque écran, une stéréo de chaque côté, le tout forme presque un coin qui appelle le regard périphérique et l’oreille à associer les sensations. Une expérience qui ressemble à un « phasing » différentiel à travers ces cercles inégaux. Immergé durant 39’40’’ on assiste donc à quatre passages où les sons comme les images répétés se remontent, se déplacent, dans l’immédiateté du visionnage et de l’écoute, et rejouent la linéarité temporelle dans la discrétion d’une forme elliptique. provoque un état de transe où l’on perd tous nos repères. Entre contemplation et immersion, ces collages visuels engloutissent le spectateur dans une forme de vertige, de désorientation spatiale et temporelle – sensation presque inconfortable à certains moments – ne laissant pas indemne.
Au sortir de cette exposition, peut-être l’artiste aura-t-elle réussi à « (r)éveiller » notre regard sur ce réel si fragile, à trouver la bonne distance pour expérimenter le paysage au delà de le voir et de le sentir« C’est avec toute notre personne que nous nous plantons devant le paysage, qu’il soit naturel ou artistique, et l’acte qui le crée pour nous est simultanément un voir et un sentir, scindés après coup en instances isolées par la réflexion.
L’artiste est juste celui qui accomplit cet acte de mise en forme par le voir et le sentir avec une telle énergie, qu’il va complètement absorber la substance donnée de la nature, et la recréer à neuf comme par lui-même, tandis que nous autres, nous restons davantage liés à cette substance, et en conséquence nous gardons toujours l’habitude de percevoir tel élément et tel autre, là où l’artiste en réalité ne voit et ne crée que le « paysage ». »
In Georg Simmel (1858-1918), Philosophie du paysage (1912), in Jardins et Paysages : une anthologie – textes colligés par Jean-Pierre Le Dantec édit. De la Villette, coll. Penser l’espace, 1996, 2003, p.375 en inventant un nouveau récit du territoire. Voire à susciter une réflexion sur les enjeux de l’effondrement « Existe-t-il cependant quelque point d’inflexion prêtant suffisamment à conséquence pour changer le nom du « jeu » de la vie sur Terre pour tout le monde et tous les êtres ? C’est plus que le changement climatique ; c’est aussi le poids accablant de la chimie toxique, l’exploitation minière, l’épuisement des lacs et des rivières sous le sol et au-dessus, la simplification de l’écosystème, les immenses génocides de peuples humains et d’autres créatures, etc., etc., tout cela pris dans des dispositifs systémiquement reliés qui menacent chaque système d’effondrement général faisant suite à un effondrement général après quelque effondrement général. La récursivité peut être très fâcheuse. »
« Anthropocène, capitalocène, plantationocène, chthulucène, Faire des parents », in Vivre avec le trouble, Donna Haraway, Editions des mondes à faire, 2020. P.220
Première publication : Duke University Press, Durham and London, 2016. à venir.
Peut-être, pourrions-nous suivre ce qui s’apparente à la seule présence « humaine » d’Édifice Désert pour nous guider dans cette pénombre ? Ce héron blanc surgissant dans la nuit, étincelant, statique au milieu du chaos et pourtant si paisible.
Alors, peut-être aurons-nous une bribe de réponse à « Que regarder » ?
Anouck Lemarquis, artiste plasticienne et chercheuse